Deux centimes, Bernadette et mon père
Nice, ma ville, un samedi après-midi.
Je n'y ai pas remis les pieds depuis le mois de juillet. Le centre-ville était alors en pleine métamorphose. Une coulée verte était en cours de création.
Une coulée verte, c'est l'expression venue de je ne sais où pour dire une promenade avec des jardins et des fontaines. Des jets d'eau plus exactement qui se déclenchent à intervalles régulières (mais inattendues pour le promeneur) sur une immense esplanade.
Les gosses adorent évidemment traîner entre chaque embouchure en se demandant à quel moment l'eau va jaillir.
Moi, j'adore voir leur tête effrayée et leur corps trempé quand ils se font surprendre. Stupid children...
Après avoir visité la coulée verte de New-York, celle de Paris, il ne manquait plus que celle de Nice. Nous voilà donc place Masséna.
Nous = ma mère et mon père. Et moi.
La balade a débuté dans les escaliers du parking. L'ascenseur étant en panne (logique), c'était parti pour 5 étages à pied. Bien raides. Mon père fermant la marche. Jusqu'au moment, où on l'a retrouvé vaguement à quatre pattes. Chuter étant une de mes spécialité, je n'ai pas imaginé une seule seconde qu'il ait voulu m'imiter.
Ce n'était d'ailleurs pas le cas. Il était simplement en train de ramasser une pièce de 2 centimes. Heureux de sa trouvaille. Dans la famille, on ne laisse jamais une pièce au sol. Jamais.
Son trésor dans la main, il dit alors : "je la garde. C'est pas pour Bernadette et ses pièces jaunes". Il aurait pu ne rien dire, il aurait pu dire "tu la veux" ou n'importe quoi d'autre. Mais à cet instant précis, il a pensé à Bernadette.
Et hop, premiers pas sur la coulée verte. C'est joli. Très joli. Le soleil déclinait. Il faisait bon. Les gens souriaient (une habitude chez les Niçois, sachez-le). Quinze minutes plus tard, non loin du jardin pour enfants, petit attroupement.
Au loin, et malgré ma myopie, j'ai immediatement repéré les cheveux noirs teintés de Christian Estrosi, le maire. Campagne électorale oblige, rien de plus normal qu'il vienne serrer les mains aux mères de famille un samedi après-midi. C'était ça ou les hypermarchés. Un samedi après-midi.
Et là, tout à coup, de cet attroupement, sort une femme. Une petite femme âgée, avec des chaussettes-bas de contention. Je fixais ces pieds et ces mollets couleur sable. J'ai pris le temps de lever mes yeux jusqu'à son visage en me disant "c'est pas possible. Ça c'est pas possible".
Je me suis entendue dire à mon père "papa, c'est pas possible. Elle est là".
Bernadette.
Oui, Bernadette Chirac. Sans Chirac. Ni ses pièces jaunes.
Un fantôme bien réel.
Et nous, figés.
Je suis certaine que mon père a touché la pièce de deux centimes dans sa poche pour vérifier que tout cela n'était pas un rêve. Ou un cauchemar.
Certains appellent ça un signe. Signe de quoi ? Allez savoir. Aurions-nous dû lui donner la pièce ? Nous a-t-elle jeté un sort ? Dois-je voter à droite aux prochaines élections ?
On est reparti avec nos questions métaphysiques. Y'avait urgence. Une bière et une socca nous attendaient.
La pièce est toujours dans la poche de mon père.
Plus jamais je ne prononcerai le prénom de Bernadette.