Une rencontre

par roqueeva  -  6 Mai 2014, 12:14  -  #Jazz

Une rencontre

Une photo. Une lumière, douce, dans un coin de cette pièce ordinaire. 

Et des objets. Des tas d'objets à scruter qui racontent une partie de l'histoire de l'homme. Cet homme, un peu avachi dans son fauteuil, casque ultra moderne sur les oreilles. Des mains puissantes posées sur les accoudoirs. Son regard caché par des lunettes noires.

Il a 83 ans. Et quand son corps se déplit, un colosse surgit. Un géant. Deux mots qui sonnent comme des anaphores à son évocation. Sonny Rollins.

Hier, Sonny Rollins a 83 ans, un casque sur les oreilles et regardent l'écran de son ordinateur sur lequel se déroule un hangout. Il a accepté, pendant une heure, de répondre aux questions de ses admirateurs, de ses auditeurs. Posé. Bienveillant. Avec quelques notes d'humour.

Lui, plus habitué à jongler avec les notes bleues. En cinquante ans de carrière, il a traversé les continents, a joué avec la planète jazz, a soufflé des heures durant dans son saxophone, a accompagné John Coltrane ou Miles Davis, a envoûté les plus grandes salles de concert. 

Sonny Rollins, l'énergie. Après avoir goûté aux paradis artificielles, il a trouvé son Eden terrestre. En Inde, pour méditer et philosopher. Sous le pont de Williasmburg à New York où son saxophone fut aussi l'instrument de la rédemption, un pont pour une autre vie. 

 

Face à la Méditerrannée, sur la scène de Jazz à Juan, il a souvent conté ses histoires de son souffle. Avec une immuable énergie. A ses côtés, elle était là. Petit bout de femme gérant l'être et l'artiste. Lucille était sa femme, son double. Celle avec qui il aimait venir ici, à Juan, humer les embruns de la mer. Ils avaient pris leur quartier au Juana, joli hôtel art déco non loin de la pinède.  Néophyte, je découvrais l'homme et sa musique... Emerveillée de pouvoir suivre ces concerts depuis l'arrière-scène.

 

En 2004, Sonny Rollins n'est pas venu. Lucille était partie. 

Un an plus tard, il a retrouvé ses habitudes au Juana. Le souvenir de Lucille flottant au-dessus de Juan.

En ce jour de juillet, il avait accepté de répondre à quelques questions. Nous étions guère nombreux à l'attendre dans le salon. Les journalistes présents l'avaient déjà tous rencontré, interviewé... Et moi, les mains tremblantes à l'idée de devoir m'adresser au Colosse. 

J'ai entendu la grille noire du vieil ascenseur s'ouvrir. Avant de le voir. Lui, masse humaine au sourire si doux, dépliant son corps de la cabine, venir vers nous d'un pas à peine assuré. Bénédicte, chargée de la presse et des artistes, m'a poussée vers un fauteuil club installé au plus près de Sonny Rollins.

Voilà. Il fallait y aller. Poser des questions. Mener une énième interview. Comme une autre.

Ce n'était pas une énième interview.

C'était une Rencontre.

J'ai entendu la première question d'une consoeur. Se demandant comment il allait. Si ce n'était pas trop difficile d'être là, sans Lucille. Parce que nous avions tous connu Lucille. Parce qu'ils formait un duo, un couple attachant.  Il a répondu à la question. Evidemment. Avec une infinie douceur. En disant qu'il était heureux que nous évoquions son souvenir... Ce n'était plus une interview. Le coeur serré, le corps flottant, je le regardais. Je n'avais pas de question. Je n'en avais plus. Il s'est tourné vers moi. A posé son immense main sur la mienne. A dit qu'il ne fallait surtout pas être triste et que ce soir, il jouerait pour Lucille. Je sais qu'il a vu les larmes au fond de mes yeux. Je sais qu'il savait que je ne poserai pas de questions. Que je laissais ça aux autres. 

Ils ont été pro les copains journalistes fans de jazz. Ils ont parlé musique. Avec rigueur. Et leur savoir encyclopédique qui me fascine tant. 

Moi, je sentais sa main sur la mienne. Sa bienveillance. Et cette paix intérieure.

 

Ce soir de juillet 2005, Sonny Rollins a joué sans interruption pendant plus de 3h30. Avec cette énergie transmissible. 

Je n'aurai jamais interviewé Sonny Rollins.

Un soir à Juan...

Un soir à Juan...

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N
Je valide. J'ai les photos !
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E
Ma nath ! Tu te souviens de ce moment !?
J
c'est si bien dit!<br /> Tonton Jo.
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E
Exactement !!! (c'est pas un Tonton de sang, mais c'est pareil)
M
des soeurs, des tontons...et Marco ! que de monde sur ce blog Roque...un Bloque quoi ;-)
E
Merci Tonton... Touchée que tu me lises
M
le coeur sur ta main...magique
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M
Tu m'as mis les larmes couillonne !<br /> J'ai pas l'air con dans l'open space !
Répondre
E
j'ai rien fait du tout ! M'engueule pas