Microsillon
C'est un tout petit geste.
Un bruit aussi. Un minuscule bruit. Un craquèlement unique. Un diamant sur un microsillon.
Soulever le bras délicatement. Le remettre sur son socle. Tourner le vinyle. Soulever de nouveau le bras et le poser doucement, tout doucement, sur la piste noire.
Attendre d'entendre ce grésillement. Et savourer...
Comme si la musique venait d'un autre temps. D'un autre espace. Prendre le temps d'écouter. Se réjouir de devoir se lever pour changer de face. Prendre le temps de refaire ce geste. Et savourer à nouveau.
J'avais oublié cette sensation. Ce bruit. J'avais oublié ce que signifiait écouter de la musique. Avec le numérique, les notes sont désormais un flux ininterrompu. Sans passéisme de ma part, sans nostalgie excessive, j'ai repris goût aux bruits imparfaits d'un vinyle. J'ai replongé mes mains dans les bacs du disquaire du quartier. Nous avons parlé, échangé. Refait le monde en musique.
Je me délecte de replacer le disque dans sa pochette. De découvrir une dédicace au dos d'une pochette "Pour Alain". De me revoir enfant dans le salon familial à danser sur Le Carnaval des animaux ou encore à chanter avec Armstrong.
Une platine. Des vinyles. Et une vague de douce nostalgie qui envahit mon quotidien. Comme si ce microsillon traçait une autre sillon dans ma vie.
Je pensais à tout cela depuis hier soir. Depuis que la voix de Sinatra s'est immiscée dans l'appartement en cette fin de journée glaciale. En me réveillant, l'incessant et délicieux bruit du diamant était encore dans mes oreilles.
Une heure plus tard, l'annonce de la mort de Jacques Chancel résonnait à la radio.
C'était le temps, aussi, de la platine et du microsillon. Des souvenirs devant une télé avec mes parents, fascinée par l'immense orchestre, la fumée qui se dégageait de la table basse. Les rires des invités. Le sourire en coin de Chancel. Cette sensation de foutraque organisé. Cette impression de vie. Il se passait quelque chose. Eux se sentaient vivants sur le plateau. Et nous avec, de l'autre côté de l'écran.
J'ai replongé dans les archives, écouté les hommages, les mots malicieux de Michel Field, revu une énième fois cet extrait avec Brassens, Ventura, Devos et les frères Jacques. Le bruit du diamant sur le vinyle d'un Brassens m'est alors revenu, et la voix de mon père chantant Les Copains d'abord.
Demain, au milieu de leurs bagages et autres cadeaux, un sac m'attend. Un sac plein de ces disques qui m'ont permis de construire cette boîte à souvenirs. Il suffira alors de sortir la galette de sa pochette. La placer sur ce plateau noir. Saisir lentement le bras. Et laisser glisser le diamant...